🎭 Nouvelle : "Une divine comédie"
Un texte court écrit récemment pour un concours de nouvelles.
Hello, 70ème édition ! ☀️
Comment ça va, vous ? De mon côté, c’est intensif au travail, et j’ai mis l’écriture en pause quelques jours. Pour la newsletter d’aujourd’hui, on change nos habitudes : je vous partage une nouvelle écrite il y a quelques mois pour un concours.
Le thème était “Mais c’est surréaliste !”, et la seule règle était que la phrase devait figurer dans le texte. Je vous laisse découvrir la nouvelle ci-dessous.
Bonne lecture ! 😊
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Une divine comédie
“Neuvième cercle de l’enfer”.
Raph n’en croit toujours pas ses ailes.
Trente ans de carrière, et on l’envoie dans ce trou paumé.
Il a reçu le mail de Gabriel tard hier soir. Droit à la déconnexion, tu parles. Certains se sont damnés pour moins que ça.
Il a ressassé sa frustration jusque tard dans la nuit. La sonnerie du réveil l’a tiré du lit avec la douceur des trompettes de l’apocalypse — et la barre dans son crâne lui donne l’impression que les quatre cavaliers ont piétiné son cerveau.
Le neuvième cercle. Il en a pour deux heures. Et encore, si les transports fonctionnent. À son âge, voilà longtemps qu’il ne vole plus : d’habitude, ses pieds suffisent. On est loin du confort doré des missions intra-muros. Cette journée promet d’être un purgatoire.
Il étire ses grandes ailes blanches, et se dépêche de terminer son café. Puis il attrape son portable et sa serviette, et sort dans l’aube automnale. Le paradis a grise mine, ce matin. Direction le RER.
Sur le quai, il feuillette le journal. Guerres, famines, attentats... L’humanité ne se renouvelle pas. Ce n’est certes pas mieux ici-haut dans le ciel. Toujours le même problème de surpopulation. Ils cannent par millions, en bas, et il faut bien les accueillir… Malgré le coeur que les anges mettent à l’ouvrage, les constructions de logements n’avancent pas assez vite. Faut dire qu’on ne change pas de carrière en un claquement de doigts. Une éternité passée à chanter les louanges du Créateur, et il faut s’improviser maçon ou électricien ? Ils ont tous traîné des pieds quand la réforme est passée. Raph aussi. Heureusement, il a quitté le BTP maintenant. Après un bilan de compétences, il a tenté la fonction publique. Et depuis trente balais, il sert le corps des inspecteurs.
L’ange observe distraitement le paysage monotone. Il a fait trois sudokus et utilisé toutes ses vies sur Candy Crush. Une voix artificielle annonce “Fosses de Malebolge - Huitième cercle”. Plus qu’un arrêt. Il en profite pour relire son ordre de mission, arraché à son imprimante après un quart d’heure de lutte. Rien de bien original : inspection de l’ARGADEP locale.
Le RER s’arrête enfin. La voix artificielle annonce le terminus. Le voilà parvenu au neuvième cercle. Il se laisse porter par le flot anonyme vers la sortie de la station. Même pas besoin de chercher sa destination : le bâtiment est juste en face, tout de béton défraîchi et de graffitis sataniques.
Raph ajuste sa cravate et se dirige vers la porte en verre. Sous le sigle de l’ARGADEP imprimé dans une police bleue à l’insipidité toute administrative, on peut lire Agence Régionale de Gestion des Âmes Damnées des Enfers et du Purgatoire.
Dès son entrée dans le hall, une odeur d’eau croupie le prend aux narines. Il marche vers le comptoir, devinant les regards sur lui. Regards de crainte des humains qui font la queue nus, regard furtif du superviseur qui ne va pas décaler sa pause-clope pour si peu, regards indifférents des guichetiers qui ne semblent pas surpris de voir passer un ange. Raph s’adresse à l’un des fonctionnaires.
— Corps céleste des inspecteurs. Je souhaite voir M. Kieffer.
Le regard vide de l’agent lui inspire une bouffée de mépris. Raph va répéter sa demande lorsqu’une voix derrière lui l’apostrophe.
— Inspecteur !
Un grand gaillard en chemise rouge. Carrure solide, cornes bien entretenues, et, évidemment, l’incontournable bouc des responsables d’ARGADEP. Le diablotin tend à Raph une main engageante.
— J’attendais votre visite.
— M. Kieffer, je présume ?
— Appelez-moi Luc. On est en grande banlieue ici, vous pouvez laisser tomber les politesses. Venez, allons dans mon bureau.
Il y a un subtil mélange de familiarité et de manipulation dans ce ton. C’est une voix de politicien, de beau-parleur.
Une fois installés dans les quatre mètres carrés que l’autre appelle son bureau, Raph souffle sur son café en se prêtant aux formalités d’usage : un peu de blabla, avant d’entrer dans le vif du sujet.
— Vous êtes directeur ici depuis longtemps ?
— Non, c’est très récent. A vrai dire, je suis contractuel.
Les plumes de l’ange se hérissent. Nombre de contractuels ont obtenu leur poste en copinant avec les élus locaux.
— Contractuel ? Ce n’est pas commun. Qu’est-ce que vous faisiez, avant ? Politique ?
Un sourire ironique passe sur les lèvres de Kieffer.
— Pire ! Agence de pub.
— Et vous avez tout quitté pour venir torturer des damnés ?
— J’ai senti le besoin de me racheter une conscience.
Raph lève les sourcils.
— Je plaisante. Non, mon boulot m’ennuyait. La marque Dieu-Père, vous situez ? Les hosties saveur roquefort ? “À ce prix, c’est du pain béni…”, c’est de moi. “Le corps du Christ, l’esprit de l’Aveyron”... Idem. C’était amusant, un temps. Mais je me sens bien mieux au service du Très-Haut.
Il reste silencieux, satisfait de lui-même. Puis il se lève d’un coup.
— Descendons ! Vous m’écoutez le temps de boire un café, et je vous fais faire le tour du propriétaire : c’est le pacte. Et vous savez qu’on ne plaisante pas avec ça, par ici.
Raph suit son hôte vers l’ascenseur.
— Descente aux enfers, glisse Kieffer.
Lorsque les portes de métal s’ouvrent, Raph sent de nouveau l’odeur d’eau croupie le prendre à la gorge. Ça commence mal. Son hôte, lui, ne semble pas incommodé.
— Suivez-moi.
Ils remontent un long couloir, puis parviennent devant une immense porte qui évoque un hangar agricole. A l’intérieur, une grande piscine contient une eau saumâtre dont semble émaner l’odeur de moisissure. Quelques dizaines d’hommes et de femmes se tiennent debout dans l’eau, un air d’ennui profond sur le visage. Sur un transat devant le bassin, un diablotin en maillot de bain. Il range précipitamment son smartphone en apercevant son supérieur.
— Première zone : les traîtres à leur famille ! annonce Kieffer. En ce moment, nous avons surtout des pères partis acheter des cigarettes sans jamais revenir, et une ou deux belles-mères s’étant perfidement accaparé un héritage. La blonde avec la coupe au carré, là-bas, était la femme d’un chanteur de rock… C’est une VIP !
Raph reste devant la piscine, les sourcils froncés.
— Et… Leur châtiment ?
— Eh bien ? La piscine ! Immergés jusqu’à la taille, comme exigé par le règlement.
— Vous plaisantez ?
— Avec vous ? Je n’oserais pas.
L’ange passe une main soucieuse sur son front.
— Monsieur Kieffer, s’il vous plaît. Le décret 13-21-666, ou “Décret Dante” comme on l’appelle souvent, est très clair quant aux règles de fonctionnement des enfers. Neuvième cercle, première zone : “les traîtres à leur famille seront enfouis jusqu’à la taille dans la glace”. Dans la glace ! Pas dans une piscine !
— Inspecteur… Je connais le texte. Mais il faut savoir distinguer la norme et la vie réelle. Vous avez vu le cours de l’électricité ? Non, croyez-moi, l’heure est aux économies budgétaires… Et à l’écologie.
Mais Raph fulmine.
— Mais c’est surréaliste ! Nous sommes au neuvième cercle de l’enfer ! Pas dans un club d’aqua-gym !
Dans la piscine, les humains tournent leurs regards vides vers cet ange qui s’agite. Luc Kieffer l’entraîne au fond du hangar, en lui parlant à voix basse.
— Soyez compréhensif… Notre budget a été raboté d’un quart l’an dernier. C’est ça, la réalité du terrain… Mais nous faisons le maximum pour respecter les normes. D’ailleurs, regardez…
Une créature en turban à la peau sombre vient d’entrer dans le hangar en portant un sac volumineux. Elle s’approche de la piscine et en déverse le contenu dans l’eau. Luc Kieffer observe la scène avec fierté.
— Trente kilos de glaçons ! Nous avons négocié un partenariat avec une enseigne de surgelés. Ali fait l’aller-retour vingt fois par jour… Il est intérimaire ici, c’est un djinn qui a fui la guerre dans son pays. Grâce à ce travail, il pourra bientôt obtenir son visa.
Raph se masse les tempes.
— Soyons sérieux, M. Kieffer. Aucune des zones ici n’est équipée d’un système de congélation convenable ?
— À mes yeux, notre système est convenable.
— Mais pas aux yeux de la loi !
Luc Kieffer soupire.
— Il n’y a pas que la loi, inspecteur… Il y a surtout des gens qui tentent de faire du bon travail, avec les moyens qu’on leur donne. Nous ne vivons pas tous dans une tour d’ivoire. Nous faisons de notre mieux.
— Je crains que ça ne suffise pas. De tels manquements sont graves. Vous m’en voyez désolé, mais…Je vais devoir ordonner la fermeture de cette agence.
Pour la première fois depuis son arrivée, Raph voit le diablotin perdre son assurance.
— Inspecteur, je vous en prie… J’ai vingt personnes sous ma responsabilité, ici. Je ne veux pas qu’ils se retrouvent à la rue.
— Vous auriez dû y penser avant, M. Kieffer. La loi, c’est la loi.
Raph regarde sa montre. Cela fait moins d’une heure qu’il est là. Mais il n’a pas besoin d’en voir davantage. Il quitte son interlocuteur, qui reste atone au bord de la piscine.
Retour à la surface. Station de RER. Vingt minutes d’attente. Raph fume une cigarette. Il n’en revient pas. Trente ans de métier, et il n’a jamais vu un centre aussi mal géré. Il sort une feuille d’inspection, coche la case “Préconisation : Fermeture immédiate”, et commence à compléter son rapport.
Mais au moment d’y apposer sa signature, sa main s’immobilise. Il sait qu’il doit sanctionner Kieffer… Mais il n’y arrive pas. Le pauvre bougre fait de son mieux. Le diable lui-même ne peut rien face aux bêtes immondes que sont devenues les normes administratives.
Il pourrait faire fermer le centre. Et après ? Il y a trop de damnés, et pas assez de moyens. Tout ça n’est qu’une comédie. Dans trois ans, il faudra rouvrir une agence, trouver un directeur, reconstruire une équipe… Et alors, son rapport n’aura servi à rien. A rien, sauf à leur faire perdre trois ans.
Raph étire ses ailes, soupire, et déchire la feuille.
Avec l’impression de vendre son âme au diable, il sort un nouveau formulaire, et coche la case “Préconisation : Période probatoire”.
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Très chouette texte, j’adore ce genre d’univers. C’est drôle, j’ai vu plein de points communs avec mon propre prochain roman, où le héros est un employé maladroit de l’Au-delà…
Merci Alex de nous partager tes écrits ! 👏🏼