[Nouvelle] L'âme de la tour
Prix Coup de coeur du concours Maddyness & Engie sur le thème "Imaginer le futur de l'énergie en 2070"
Cette nouvelle a remporté le prix Coup de coeur du concours Maddyness x Engie "Imaginer le futur de l'énergie en 2070". Vous pouvez lire cette édition pour plus d’informations. Bonne lecture !
Il n’aurait pas dû faire aussi sombre dans la pièce.
Sophia venait d’ouvrir les yeux. Il était 8h22.
Voilà vingt-deux minutes que les murs-écrans de son cube auraient dû projeter un lever de soleil sur le lac de Côme, pour lui permettre de s’éveiller naturellement. Pourquoi les murs restaient-ils tristement diaphanes ce matin ?
Sophia se massa les tempes. Sacrée gueule de bois. Elle était sortie avec ses collègues, hier soir. Ils avaient joué au black jack dans ce casino de Macao, et elle avait enchaîné les Old fashioned bien au-delà de minuit. Elle avait la nausée, un gros mal de tête, et des courbatures. Emily allait encore la réprimander.
D’un geste machinal, elle plaça un index sur le haut de sa nuque, et le remonta jusqu’à sentir la micro-puce implantée à la lisière de ses cheveux noirs. Emily s’activa immédiatement. « Bonjour, Sophia. Que puis-je faire pour vous ? »
« Emily, j’ai trop bu hier soir. Diminue l’ampleur des symptômes, s’il te plaît ».
« Vous avez bu onze verres hier soir, Sophia. Pour votre santé, vous devriez éviter la consommation abusive d’alcool ».
« Je sais Emily, j’ai été vilaine. Diminue l’ampleur des symptômes, maintenant ».
« Très bien, je diminue l’ampleur des symptômes. En parallèle, j’enregistre dans votre liste de tâches un mémo sur les effets nocifs des conduites addictologiques ».
« Oui, oui, j’irai lire ça ».
Sophia attendit quelques instants que son assistante virtuelle exécute l’opération. Elle sentit les effets de la gueule de bois s’estomper rapidement. Vingt secondes plus tard, elle était en pleine forme.
« Merci, Emily ».
« Je vous en prie, Sophia. Mais je vous rappelle que les comportements adoptés en réalité virtuelle peuvent générer des habitudes dangereuses dans la vie quotidienne. Si vous consommez de nouveau plus de trois verres ce mois-ci, le seuil de réduction de symptômes sera abaissé à 75% ».
« J’ai dit merci, Emily. Stop, maintenant. ».
L’assistante virtuelle se tut. Sophia s’étira. Le degré de contrôle des autorités publiques sur les modes de conduite en réalité virtuelle était vraiment de plus en plus pénible. Certes, elle sortait quatre fois par semaine… Mais elle ne buvait pas une véritable goutte d’alcool lors de ces événements. Emily aurait bien pu lui ficher la paix : après tout, c’est à cause d’elle que son cerveau avait la conviction que tout ça était bien réel. Alors elle devrait la laisser tranquille, non ?
Sophia s’approcha du mur-écran. Alors, pourquoi cette lueur déprimante aujourd’hui, au lieu du lever de soleil auquel elle s’était abonnée ?
« Emily, vérifie le statut de mon paiement pour le service du mur-écran ».
« Le paiement est bien à jour ».
« Étrange… ». Sophia se figea. Ce n’était pas comme d’habitude. « Emily ? »
« Oui, Sophia ? ».
Sophia sursauta. Elle ne s’était pas trompée. D’ordinaire, Emily lui parlait via le système sonore de son cube, et elle lui répondait aussi à haute voix. Elle aimait le côté vintage de la communication orale. Mais ce matin, elles communiquaient directement par la pensée, grâce au même système qui lui permettait d’accéder à la réalité virtuelle et qui était contenu dans sa micro-puce. Les mots de l’assistante virtuelle résonnaient dans sa tête, sans passer par ses oreilles.
« Emily, pourquoi n’utilises-tu pas les haut-parleurs du cube ce matin ? », demanda Sophia à haute voix, par réflexe.
« Je vous prie de m’excuser, Sophia. Je tente de trouver l’origine du problème, mais je n’obtiens aucune réponse du cube ».
« Ok, merci Emily. Tiens-moi au courant ».
Sophia habitait depuis dix-neuf ans dans le cube. La moitié de sa vie. Pourtant, ce genre de situation ne s’était jamais produit. Mais elle allait trouver une solution. Il fallait qu’elle réfléchisse. Après tout, résoudre des problèmes, c’était son métier.
Voyons. Première étape : définir l’ampleur de la crise.
Tous les cubes des célibataires étaient organisés de la même manière : une pièce de sommeil, une pièce de vie, et une pièce de travail. Sophia passait l’essentiel de son temps dans la pièce de vie, car elle y avait installé son fauteuil de réalité virtuelle. Que ce soit pour travailler, pour sortir avec des amis ou pour regarder un film, elle ne quittait pas ce fauteuil. Emily lui avait signalé plusieurs fois qu’elle dépassait les seuils maximaux conseillés et qu’elle devrait faire des pauses plus fréquentes… Mais depuis des années, tous les gens qu’elle connaissait faisaient de même. Alors, Emily pouvait courir pour qu’elle change de comportement.
Sophia sortit de la chambre d’un pas décidé. Elle avait inspecté les murs-écrans en détail, et testé plusieurs fois le système de contrôle vocal… Plus rien ne répondait. Même constat dans la pièce de vie. Et dans la pièce de travail, idem. Ça avait l’air sérieux. Elle n’allait pas avoir le choix : elle allait devoir faire passer son cube en maintenance. L’opération ne l’enchantait guère : la dernière fois, il avait fallu toute la journée aux robots pour régler le problème.
Elle se dirigea vers le panneau de contrôle situé à côté de la porte d’entrée, et y posa sa main en disant « assistance ». Mais rien ne se passa. « Assistance », répéta Sophia, incrédule. Toujours rien. Ce n’était pas normal. Chaque cube était un bloc isolé, fonctionnant en circuit fermé. Cette indépendance permettait d’éviter les pannes globales. En contrepartie, en cas de dysfonctionnement, le cube devait être envoyé en maintenance pour un diagnostic de l’ensemble de ses systèmes, afin de trouver l’origine de la panne et d’y remédier. L’opération était chronophage, mais faisait partie des situations désagréables que tout habitant de la tour était prêt à affronter. Mais pour ça, il aurait fallu que le panneau de contrôle fonctionne. Sophia appliqua sa main sur le panneau, et articula bien chaque syllabe. « As-sis-tan-ce ». Toujours rien. « Maintenance. Aide. Dépannage. Secours ». Rien non plus.
L’appréhension de Sophia montait en flèche. Que le service maintenance ne soit pas disponible, ça arrivait. Mais le panneau de contrôle n’avait jamais cessé de fonctionner. Et ce panneau était tout ce qui reliait son cube au système central de la tour. Sans lui… Elle préférait ne pas y penser.
« Salle de bain », dit-elle au panneau. Elle attendit la légère vibration si caractéristique à laquelle elle avait depuis longtemps cessé de prêter attention. Mais rien. « Salle de bain », répéta-t-elle. « Restaurant. Allez, s’il-te-plaît… Centre commercial ? Salle de sport ? Cinéma ? Piscine ? Allez, allez, n’importe où ! Fais-moi bouger ce putain de cube ! ». Mais c’était peine perdue. Sophia envoya un coup dans le panneau de contrôle. Il fallait se rendre à l’évidence : son cube était immobilisé.
Elle réfléchit aux conséquences que cela impliquait. Ce gratte-ciel dans lequel elle vivait, la tour, était un immeuble collectif conçu en s’inspirant du fonctionnement des entrepôts robotisés du monde de la logistique. Partant du constat que la majeure partie des pièces des logements du début du siècle n’étaient utilisées qu’une faible portion du temps, les cubes avaient été conçus comme des habitations modulaires dont les différentes parties pouvaient être reliées les unes aux autres en fonction des besoins. Sophia pouvait vivre dans ce confortable trois-pièces, et bénéficier à la demande des meilleures installations pour la moindre de ses envies. Une petite faim ? Une simple pression sur l’écran de contrôle et son cube était déplacé au sein même de la structure de l’immeuble, pour qu’elle puisse accéder au restaurant de son choix parmi le millier que comptait la Tour. Et il en allait de même pour tous ses besoins : travail, sport, loisir, achats, sorties, plaisir, etc. Pour les habitants de la tour, ce mouvement perpétuel était aussi naturel qu’un simple trajet en ascenseur. Seulement voilà : depuis ce matin, elle ne faisait plus partie de ce ballet automatisé. Elle était seule. Et pour trouver une solution, elle allait devoir sortir.
Sophia n’avait aucune idée de ce qu’elle trouverait derrière la porte. Elle espérait de toutes ses forces que ça ne donnerait pas sur l'extérieur. Elle pouvait être à un kilomètre au-dessus du sol. Ou à dix. Elle n’avait aucune idée du temps qu’il faisait. Ni même de la saison. Voilà des années qu’elle n’avait pas quitté la tour, elle s’en rendait compte aujourd’hui. Elle s’approcha de la porte du cube. Les deux battants de métal semblaient hermétiquement scellés. Par chance, elle disposait de quelques outils qui devaient traîner au fond de la penderie. Un marteau et un tournevis, pas touchés depuis des mois. Sophia plaça la pointe du tournevis entre les deux battants. Puis, s’aidant du marteau, elle tenta de les écarter. Après dix tentatives, la pointe du tournevis parvint enfin à se ficher entre les deux volets. Sophia, par l’embrasure, aperçut une lumière électrique. C’était bon signe. Ce n’était pas l’extérieur.
Une demi-heure plus tard, elle avait enfin réussi à ouvrir. Par chance, la porte de son cube lui permettait d’accéder à une cage d’escalier. Elle enfila une paire de chaussures confortables, et un pull-over. Elle allait descendre. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. En face d’elle, il n’y avait rien d’autre qu’un nombre. 1134.
« Emily ? Est-ce que je suis en train de faire une bêtise ? », murmura-t-elle. Son assistante virtuelle ne répondit pas. « … Emily ? ». Toujours aucune réponse. Dans sa tête, étrangement, il n’y avait plus que le silence. Sophia tenta de se calmer. D’abord, son cube. Maintenant, Emily. Très bien. Elle devait trouver la cause de tout ça. Elle entreprit de descendre les escaliers.
Sophia descendit. Encore. Et encore. Le nombre affiché semblait bien correspondre aux étages. Douze marches par étage. Treize mille six cent huit marches. Cela faisait des heures qu’elle descendait. Les portes métalliques impersonnelles se succédaient. Elle avait tenté de tambouriner à nombre d’entre elles, mais n’avait obtenu aucune réponse. Les occupants des cubes devaient tous être plongés dans leur quotidien de réalité virtuelle. Comme elle d’ordinaire, après tout. Alors, elle continuait. Elle descendait. Elle devait aller jusqu’au bout.
Quand elle arriva enfin au premier niveau, Sophia était épuisée. Elle avait marché des heures. Ses pieds lui faisaient mal. Elle était affamée. Mais elle n’avait pas le choix. Plus qu’un étage. Elle descendit avec peine les dernières marches. Devant elle, une simple porte indiquait « serres ». Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Mais elle allait bientôt le savoir. Elle mit la main sur la poignée, et poussa. La porte s’ouvrit.
Sophia étouffa un cri. Elle dominait la canopée d’une immense forêt qui semblait s’étendre sur plusieurs kilomètres. Le plafond reproduisait à la perfection un ciel ensoleillé. Le parfum végétal la frappa immédiatement. C’était tellement plus puissant qu’en réalité virtuelle ! A sa gauche, un escalier de verre longeait la paroi et continuait de descendre vers les racines des arbres. Après être restée subjuguée de longues minutes par sa découverte, Sophia s’y engagea. L’air était si pur, ici… Elle n’aurait jamais cru qu’un tel lieu existait, à des centaines de mètres sous ses pieds !
Arrivée en bas de l’escalier, elle vit qu’un chemin dégagé apparaissait au milieu de la végétation luxuriante au parfum envoûtant. Elle continua d’avancer.
Sophia arriva rapidement devant une cabine transparente, faite de verre. Le sommet d’un ascenseur, peut-être ? Elle avisa une flèche pointant vers le bas, et appuya sur le symbole. Elle ne s’était pas trompée. Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvrirent, l’invitant à monter. Sophia se laissa porter. A cause de la fatigue, elle se sentait dans un état second. Elle n’avait rien mangé depuis la veille au soir. Et l’absence d’Emily accentuait ce sentiment de solitude absolue. Elle monta dans l’ascenseur, et appuya sur « maintenance ». Elle devait savoir.
L’ascenseur émergea au sommet d’un immense espace aux airs de garage automobile. Des centaines de cubes étaient immobilisés sur d’immenses rails de métal. Autour de chaque cube, des dizaines de grues et de bras robotisés s’affairaient à mesurer, scier, souder, sonder, réparer. Ça y est, c’était là. La maintenance. Hypnotisée, Sophia observait le manège des bras mécaniques tandis que l’ascenseur s’approchait du sol.
Lorsqu’elle en descendit, elle avisa un petit homme, de dos, à une cinquantaine de mètres. Enfin, quelqu’un ! Sophia courut dans sa direction. « Bonjour ! », dit-elle.
L’homme, surpris, se retourna. C’était un vieillard à l’air calme et aux yeux rieurs. Il avait bien le double de son âge, et pourtant… Pourtant, il émanait de lui une énergie, une présence rassurante. « Bonjour à vous aussi. Que puis-je faire pour vous ? »
« Je… Je crois que j’ai besoin d’aide. Mon cube ne fonctionne plus depuis ce matin. Et mon implant non plus. J’ai… Pardon, la journée a été compliquée. Je dois faire peine à voir ».
« Ne vous en faites pas. C’est souvent le cas de ceux qui parviennent jusqu’ici. Se déplacer à pied dans la tour est un exercice plus fatiguant qu’en réalité virtuelle, ne trouvez-vous pas ? ».
« Oui, je… Je suis épuisée ».
« Pardon, je manque à tous mes devoirs. Mon bureau est à côté. Venez donc vous asseoir quelques instants, vous semblez en avoir besoin ».
« Je crois aussi, oui… ».
« Alors allons-y, ma chère. A ce propos, je suis Adrian. L’ingénieur. »
« Sophia. Ravie ».
Dix minutes plus tard, ils étaient installés dans le bureau d’Adrian. Le terme « salle de contrôle » aurait été plus adéquat. Le vieil homme avait cédé son fauteuil à Sophia, et lui avait offert un sandwich qu’elle avait englouti sans aucune forme de politesse. Elle commençait à se sentir mieux.
« Adrian, je… Merci beaucoup. J’ai marché si longtemps dans la tour que j’avais fini par croire que jamais je n’y arriverais ».
« Et pourtant vous avez réussi, ma chère ».
« Mais à ce propos, cela ne vous embête pas de vous occuper de moi ? Vous étiez en train de travailler quand je suis arrivée, non ? Je crains de vous avoir interrompu… »
« Oh, vous l’avez vu depuis l’ascenseur… Absolument tout est automatisé dans cette tour. J’aime assister aux opérations de maintenance pour m’assurer que tout se passe comme prévu, mais ce n’est plus qu’une vieille habitude désormais. L’intelligence artificielle ne fait pas d’erreurs. Et lorsqu’elle en fait, elle est capable de les résoudre en toute autonomie. Fascinant, n’est-ce pas ? ».
« Je… Je dois avouer que j’ai vu des choses aujourd’hui, dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Et pourtant, voilà des années que je vis dans la tour ! »
« Vous êtes bien loin d’être la seule. Peu de personnes ici ont connaissance de ce qui se passe au-delà des frontières de leur cube personnel ».
« Peu ? Mais j’imagine qu’il y a tous les gens qui contribuent au fonctionnement de la tour au quotidien, non ? Les ingénieurs comme vous, par exemple ? »
« C’est une réalité, oui. Mais combien pensez-vous que nous sommes, pour faire fonctionner cette tour ? »
« Ayant parcouru plus de mille étages à pied aujourd’hui, j’imagine que vous êtes une véritable armée… Dix mille personnes, peut-être ? »
« Eh bien… À quelques ordres de grandeur près, vous êtes dans le vrai. Il y a bien des années, nous étions plusieurs milliers. Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, j’ai peur de vous décevoir. Il n’y a plus que moi ».
Sophia resta incrédule. « Plus… Plus que vous ? »
« Eh oui, ma chère. Un homme seul, assisté d’une armée de robots. J’aime parfois m’appeler l’âme de la tour. Une présence invisible, qui veille sur le sommeil des habitants des cubes ».
« Mais… Comment est-ce possible ? »
« Je suis heureux que vous posiez la question. Voyez-vous, cette tour est une prouesse technologique. La toute première dans son genre. Construite avant même votre naissance, voilà plus de cinquante ans. Lorsque l’humanité s’inquiétait de plus en plus vivement de l’avenir de notre planète, et notamment des effets du changement climatique, nous étions un groupe d’ingénieurs convaincus du besoin de changer notre mode de vie. Alors, nous avons créé la tour. Nous voulions construire un lieu de symbiose, offrant tout le confort du mode de vie occidental, mais débarrassé de ses externalités négatives. Un lieu autonome en nourriture et en énergie, où l’humanité du futur vivrait protégée d’un climat que nous ne maîtrisions plus. Nous avons réuni certains des esprits les plus brillants de notre génération dans ce but. La tour était une création absolument unique, capable de faire vivre des centaines, puis des milliers d’êtres humains en complète autarcie si nécessaire ».
« Si je n’y vivais pas moi-même… Je dirais que c’est incroyable ».
« Oui. Je peux vous dire que ça l’a été. C’est grâce aux cubes que nous avons résolu l’équation. Si chaque logement parvenait à être suffisamment autonome pour couvrir les besoins de son occupant… Alors, ce serait le cas de l’ensemble de l’édifice. Nous avons donc fait en sorte que chaque cube soit équipé des technologies les plus modernes. Par exemple, saviez-vous que l’extérieur de vos murs-écrans est constitué de panneaux solaires, qui rechargent les batteries du logement lorsque celui-ci se trouve en contact avec l’extérieur de la tour ? »
« Je dois avouer que vous me l’apprenez… »
« Et dites-vous que les panneaux solaires ne sont qu’un exemple ! Les cubes exploitent l’énergie solaire, éolienne, thermique… Pendant les orages, nous sommes même capables de capter l’énergie de la foudre et de la répartir dans les batteries des différents cubes ! Quant à la serre que vous avez traversée tout à l’heure, il s’agit d’une véritable ferme à oxygène, capable d’assurer l’aération de chacun des blocs de la tour. Et je pourrais continuer ainsi pendant des heures. Exploiter des algues pour créer de l’oxygène. Des cultures de cellules pour l’alimentation. Il n’y a bien que la fusion nucléaire que nous n’ayons jamais réussi à concrétiser… »
Sophia regardait le vieil homme, fascinée. « Mais pourquoi… Pourquoi personne n’est au courant ? Même les habitants de la tour ? »
« Oh, au début… Au début, tout le monde s’y intéressait. Mais les années ont passé. Et nous avons continué de mesurer, de programmer, d’automatiser, pour déléguer aux machines la gestion quotidienne des tours. Et qui s’intéresse au travail que font les machines, tant qu’elles le font bien ? En lieu et place des milliers d’esprits brillants des premiers mois, il peut aujourd’hui suffire d’un seul homme pour gérer une tour. Au fil des années, de nombreux camarades ingénieurs m’ont quitté. Partis construire leur propre tour. Faire essaimer ce nouveau mode de vie sur la planète ».
« Vous semblez nostalgique... »
« Vous voyez juste. Notre petit groupe a subi le même sort que celui vers lequel nous avons envoyé les habitants de la tour. Nous pensions créer des espaces de partage, de vie en commun, de véritables phalanstères dans lesquels l’humanité se serait épanouie… Le futur du mot communauté. Et c’est l’inverse qui s’est produit. Peut-être pas à cause de nous, peut-être simplement à cause de la prolifération des implants et de la réalité virtuelle. Cela fait des années que je m’en rends compte. De moins en moins de personnes se parlent. Mangent ensemble. Ou se fréquentent ».
« Allons, vous exagérez. Je vis dans la tour, et je profite régulièrement des restaurants, des sorties… »
« Pensez-vous ? Seriez-vous capable de vous rappeler de la dernière fois que vous avez fait une sortie de ce genre ? »
Alors que Sophia réfléchissait, Adrian effleura quelques touches sur son clavier. « Sept mars 2077 », reprit-il avec un sourire triste. « Même pour vous, cela fait près d’un an… ».
« C’est… C’est vrai, oui. Je ne m’en étais pas rendue compte ».
« La vie dans la tour est confortable. Une humanité dorlotée, entourée de robots, qui perd peu à peu pied avec sa propre réalité… Ne vous méprenez pas, Sophia. Je suis très fier de ce que j’ai accompli. Mais parfois, j’ai l’impression que nous avons donné trop de confort à nos pairs ». Sophia resta silencieuse un moment, songeuse.
« Mais je m’égare, ma chère. Vous avez beaucoup de patience pour avoir écouté les élucubrations d’un vieillard. La marche du monde est une balle que rien n’arrête, pas même le cœur de celui qui a pressé la détente. Et si nous en revenions à l’objet de votre présence ? »
Sophia réalisa qu’elle s’était laissée hypnotiser par les récits du vieil homme. « Oui, je… Je suis venue car mon cube ne fonctionne plus. Et mon implant non plus. Depuis ce matin, j’ai l’impression d’avoir cessé d’exister aux yeux de la tour ».
« C’est surprenant. Et vous avez fait tout ce chemin jusqu’ici pour trouver la cause du problème ? »
« En effet, oui. Quand les robots ne fonctionnent pas, il faut se retrousser les manches… »
Adrian sourit. « J’aime votre manière de penser, Sophia ».
« Merci ».
« Je pense que je peux vous aider. Mais avant toute chose, il faut que vous sachiez que ce phénomène arrive rarement. Très rarement. A vrai dire, depuis des années, vous êtes seulement la cinquième personne à arriver ici. La tour me fait rarement la faveur de m’envoyer des invités ».
« Ainsi, c’est déjà arrivé ? »
« Oui, tout à fait ».
« Alors, est-ce que vous savez pourquoi ? »
« Tout à fait. Mais la réponse risque de ne pas vous plaire ».
Sophia fronça les sourcils. « Dites toujours. Après la journée que je viens de passer, je suis prête à tout entendre ».
« Cela ne m’étonne pas de votre part. Eh bien, si votre cube est tombé en panne aujourd’hui… Disons que c’est de ma faute. ».
« D’accord. Mais encore ? »
« Eh bien… Comme vous l’avez constaté, je suis un vieil homme aujourd’hui. Mon corps et mon esprit sont encore en parfait état, mais je m’accoutume peu à peu à cette réalité que j’ai longtemps réfutée : je ne vivrai pas éternellement. Il y a plusieurs années, j’ai donc décidé d’ajouter un programme aux nombreuses fonctionnalités de la tour. J’ai demandé au système d’étudier tous les habitants des cubes… Pour trouver ceux qui me ressemblent. Je voulais savoir comment ils réagiraient, si nous introduisions une forte dose d’imprévu dans leur quotidien ».
« Et… Qu’avez-vous découvert ? »
« Que tous n’avaient pas la débrouillardise nécessaire pour ouvrir la porte de leur cube. Ni le courage de s’engager dans ces mystérieux escaliers. Ni la persévérance pour continuer d’avancer malgré la fatigue. Non, malheureusement, de nombreux candidats décidaient de ne rien faire. De simplement attendre. Alors, la solution apparaissait, comme par magie. Leur cube se réactivait, leur implant aussi, et la maintenance leur versait une compensation en échange de leur préjudice ».
« Vous voulez dire… Que j’aurais pu rester à attendre chez moi, et tout se serait résolu ? »
« Tout à fait. Mais ce n’est pas ce que vous poussait à faire votre personnalité. Vous aviez besoin de savoir. Vous étiez poussée par la curiosité ».
Sophia éclata de rire. « Incroyable. Je n’aurais pas cru avoir une telle force de caractère ! »
Le visage d’Adrian s’illumina aussi. « Je suis heureux de vous voir réagir de cette façon. Pourquoi n’êtes vous pas en colère ? »
« J’aurais toutes les raisons du monde de l’être. Mais… J’ai vu et découvert tant de choses incroyables, aujourd’hui, que… C’est comme si une force étrange m’avait attirée jusqu’ici. ».
« La volonté de la tour ? »
« Je ne sais pas. En tout cas, me voilà ! Alors, quelle est la prochaine étape ? »
Adrian se leva, avec un grand sourire. « La prochaine étape, je ne pense pas que vous soyez prête à l’entendre pour le moment. Mais vous semblez aussi fascinée par la tour que je ne l’étais dans mes jeunes années, et cela me laisse entrevoir de très belles possibilités. Nous en discuterons en temps voulu. Pour l’heure… Accepteriez-vous de remonter dans la serre, et de faire connaissance autour d’un Old Fashioned ? »
« Si vous promettez de ne pas le dire à mon assistante virtuelle… Je suis prête à accepter la proposition ».
C'est extraordinaire de futurisme même si on reste un peu sur sa faim sur le devenir de Sophia, mais c'est bouleversant d'imagination et bien inquiétant pour ma génération.
Merci au cousin Guy de m'avoir transmis l'oeuvre de son petit fils et félicitations à l'auteur.
Martine Lacoste